Soigner « à l’instinct », c’est ce que font nombre de médecins. Et ça marche ! Souvent occultée mais centrale dans la pratique médicale, l’intuition, appelée aussi « gutfeeling », s’avère pertinente dans bien des situations de diagnostic selon le groupe de recherche universitaire européen Cogita.
Je fonctionne beaucoup à l’intuition. En plus de mes connaissances et de mon expérience, à la base de l’exercice de la médecine, je me fie à ma boussole intérieure. Elle vient m’aiguiller dans mes décisions, indépendamment de l’interrogatoire du patient et des examens, qu’ils soient plus ou moins alarmants ou rassurants », explique Raphaël. En exercice depuis vingt ans en France métropolitaine et outre mer, ce médecin généraliste reste cependant discret sur son mode de perception peu conventionnel. L’intuition en médecine a en effet mauvaise presse : douteuse, dangereuse, non fiable, elle serait à éviter absolument… Une idée pourtant battue en brèche par un groupe d’experts qui travaillent de concert depuis 2004 autour du programme international « Gut feelings in general practise ». De son petit nom Cogita, piloté depuis la fac de médecine de Maastricht, en Hollande, il est mené en collaboration avec des universités en France, en Allemagne, en Espagne, en Belgique ou encore en Ukraine et en Israël. Son objectif : étudier la place du « gutfeeling » -terme anglais désignant l’intuition, signifiant littéralement « instinct viscéral »- dans les décisions médicales.
Détection de l’abus sexuel et de l’embolie pulmonaire
En France, c’est en Bretagne que se situe l’épicentre de cet intérêt pour la place de l’intuition en médecine. « Tout est parti d’une thèse que j’ai dirigée et qui visait à valider en France une étude menée aux Pays-Bas dans le cadre du programme Cogita, explique le professeur Jean-Yves Le Reste, le directeur de la face de Brest. Nous avons pu confirmer que l’intuition est non seulement une réalité pour les médecins, qui au moins une fois dans sa carrière y a été confrontée, mais aussi qu’elle est pertinente. » Ayant fait l’objet d’une publication dans la revue Exercer, l’intuition, loin d’être persona non grata, y est présentée comme un précieux « compas décisionnel », se manifestant globalement de deux manières : soit sous forme d’une sensation d’alarme, soit de réassurance. « L’alarme, c’est cette impression que “ça cloche” et qui fait craindre quelque chose de grave, même si aucun élément objectif ne vient étayer cette sensation. La réassurance, c’est au contraire lorsque le médecin sent que “ça colle”. Il est sûr de son pronostic et de l’évolution ultérieure du problème, malgré d’éventuels signaux inquiétants, et sent qu’il n’est pas nécessaire d’envoyer le patient aux urgences. », précise le professeur. Des perceptions que connaît bien Raphaël, et qui a appris à en décortiquer les finesses : « tous mes capteurs sensibles sont comme ouverts, je perçois, sans forcément les analyser, de multiples signaux chez la personne, comme un regard, une posture, une attitude, qui vont me pousser à réexaminer, à chercher plus loin. »
« L’intuition fait parties des aspects non analytiques du processus décisionnel médical où l’on pas besoin de passer par le raisonnement. Elle n’est pas nécessairement liée au niveau d’expérience du médecin et existe aussi chez les novices »
Professeur Jean-Yves Le Reste, directeur de la fac de médecine de Brest
En lien avec un « raisonnement d’expert », les chercheurs observent cependant que l’intuition n’est pas nécessairement liée au niveau d’expérience, et que les sensations d’alarme et de réassurance existent aussi chez les médecins novices. « L’intuition fait partie des aspects non analytiques du processus décisionnel médical où l’on n’a pas besoin de passer par le raisonnement. Elle est en quelque sorte autonome, comme un outil en plus, et non strictement dépendante de la pratique clinique », observe le professeur Le Reste. De nombreuses études menées dans le cadre de Cogita montrent le rôle de l’intuition dans diverses situations, en pédiatrie, pour détecter l’abus sexuel chez les enfants , en obstétrique, pour choisir le moment d’une césarienne, en chirurgie digestive ou encore en médecine urgentiste. L’intuition peut s’avérer cruciale dans la détection de l’embolie pulmonaire. « Il a été observé que le facteur gut feeling marche mieux dans la détection de cette pathologie grave au diagnostic difficile que beaucoup de « scores » scientifiques, qui sont des questionnaires tout prêts élaborés pour guider les médecins dans leur décision. En gros, en suivant son intuition, aucun généraliste ne rate une embolie pulmonaire. Il pourra par contre prescrire plus d’examens », souligne Jean Yves Le Reste. Une situation d’urgence vitale dont Raphaël a un jour fait l’expérience : « je me souviens d’une jeune patiente qui ne se sentait pas bien, mais l’examen clinique ne révélait rien d’inquiétant. Pourtant, j’étais inquiet, il y avait quelque chose de bizarre. J’étais en alerte. Je l’ai envoyée faire une IRM en urgence en me fiant à mon feeling… Il s’est révélé qu’elle souffrait d’une veine cérébrale obstruée par un caillot de sang, pathologie potentiellement très grave. »
Une connexion irrationnelle entre le mental du médecin et de ses patients
Validée par diverses recherches, la reconnaissance de la place du gut feeling en médecine semble résolument avancer, l’objectif étant à terme d’élaborer une définition européenne commune pour poursuivre la recherche dans ce domaine. « Longtemps, son rôle a été occulté sous le poids de la science. Or, la médecine, comme beaucoup de pratiques humaines, est aussi basée sur des éléments impalpables. Tous les praticiens, qu’ils soient généralistes ou spécialistes, ont recours quotidiennement à leur intuition, à la fois au niveau clinique mais aussi relationnel, pour s’adapter au profil psychologique des patients. C’est une évidence pour nombre d’entre eux, que nous avons pu d’ailleurs constater lors de l’étude. », note Le Reste. Raphael de son côté reste prudent mais ouvert. « L’intuition est un outil supplémentaire mais qui n’est pas infaillible… Il m’est arrivé de me tromper sur une première impression, et je reste toujours vigilant. », note le médecin généraliste. Et d’ajouter : « L’intuition est aussi quelque chose d’irrationnel pour moi. J’ai souvent des flashs, sous forme d’association d’idées ou de pensées, pour un patient que je n’ai pas vu depuis longtemps… et il débarque toujours dans mon bureau le jour d’après, voire le jour même ! Avec le temps, j’ai compris que cela n’était pas dû au simple hasard. Bien que je ne l’explique pas, mais c’est comme si une connexion s’établissait entre mon mental et celui de mes patients… »
« L’intuition est aussi irrationnelle pour moi. j’ai souvent des flashs, sous forme d’associations d’idées ou de pensées pour un patient que je n’ai pas vu depuis longtemps… Et il débarque le jour d’après dans mon bureau! C’est comme si une connexion s’établissait entre mon mental et celui de mes patients »
Raphael, médecin généraliste
Du côté de Brest, convaincu de la pertinence de l’intuition, le directeur de la Fac a introduit dans le cursus des médecins une sensibilisation à la notion d’intuition, apprenant aux étudiants à repérer et à prendre compte les sensations de « ça colle » ou de « ça cloche ». A ce jour, plusieurs centaines de futurs médecins ont été initiés au cours de leur 4e année d’études au cours d’une journée appelée « Décision médicale », co-animée par des experts d’école d’ingénieur et des médecins . Il conclut : « L’intuition est de moins en moins taboue en médecine. On assiste à une vraie vague de fond qui invite les médecins à réapprendre à écouter et à faire confiance à cette petite voix intérieure qui peut leur permettre de faire moins d’erreurs. »
Isabelle Fontaine
Cet article est une version adaptée et mise à jour d’une enquête menée par Isabelle Fontaine pour Sens et Santé, pour le dossier « Cultivez votre intuition », publiée dans le n°6 du magazine, daté janvier-février 2018.
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